Renoncer à soi-même ?

arton220-00b85EGO, PAIS ET UIOS
ou les trois dimensions de la personne

Dans un article de la  Vie consacrée paru chez Desclée de Brouwer en juillet-août 1972 (p. 236-249) et consacré à la vitalité spirituelle personnelle, le père Albert-Marie Besnard, op, auteur des très beaux Propos intempestifs sur la prière, pose la question de l’ambivalence entre le précepte évangélique de cultiver ses talents et celui de renoncer à soi-même. 

Étonnants sont les échos avec la démarche de connaissance de soi qu’offre l’ennéagramme et les moyens concrets que propose la méthode Vittoz pour éduquer la volonté et choisir librement ce que l’on veut faire des talents reçus.  

Extraits.

« Aucun renouveau de la vie religieuse n’est possible si l’on ne l’assure pas par les deux bouts à la fois : par la rénovation institutionnelle et par la transformation personnelle. […] Chacun est sollicité de développer ses dons personnels sous la mouvance de l’Esprit au service de tous. […] Qu’advient-il en tout cela du si rigoureux renoncement à soi-même exigé par le Christ? 

Notre langage spirituel (y compris celui de nos constitutions) est farci de déclarations magnifiques, mais la tradition concrète qui nous tient ce langage est incapable de nous fournir les moyens adéquats de pratiquer ces choses. A force de dire et de ne pas faire, non par hypocrisie mais parce qu’on ne sait pas comment s’y prendre, on décourage les meilleures volontés.

Il ne s’agit de rien de moins que d’une transformation radicale de cette conscience de soi. […] [Celle-ci] tend à se réduire au « mental », […] dans ce champ rétréci, la Parole de Dieu, les symboles sacramentels, les convictions spirituelles se réduisent à leurs ombres chinoises. […] Ce mental agité est perpétuellement traversé par des décharges affectives incohérentes. C’est que, obligés à faire bonne figure dans un champ social ou professionnel où règne un consensus d’objectivité rationnelle, nous demeurons pourtant en proie à tous nos démons familiers (la peur, le besoin de sécurité, l’envie d’être applaudi, etc.), qui trahissent et cachent les configurations tourmentées de notre inconscient. Ils nous dénoncent comment centrés sur nous-mêmes. Nous n’en convenons pas volontiers, et cela rajoute à ce premier mal celui de demeurer en état de mensonge. »

[Les] sciences [psychologiques] ont infiniment à nous apprendre, mais […] rares sont ceux qui sont qualifiés pour les mettre en œuvre. Par contre tous, tant que nous sommes, avons dès cet instant même à avancer sur le chemin de la transformation personnelle et avons besoin pour cela de repères empiriques.

Qui suis-je ?

[…] EGO, c’est celui qui est devenu, au fil des circonstances […] le pauvre diable que je suis et que j’aurais tort de vilipender. EGO, c’est le petit enfant que j’ai été, marqué par les peurs du dedans et les interdits du dehors ; c’est la somme des conflits ensevelis dans l’inconscient, et c’est donc l’individu stigmatisé par les diverses contractures névrotiques qui ont résulté de ces conflits et qui en sont la solution de fortune. […] C’est celui qui doit faire « bonne figure » en toutes sortes de situations à la hauteur desquelles il n’est jamais tout à fait, […] et qui investit une énergie psychique considérable en compromis, en défenses, en précautions, en agressivités. […] Il traîne une anxiété, un malaise permanent, qu’il lui faut compenser ou faire oublier.

[…] PAIS, c’est mon être authentique, […] d’un mot grec qui signifie serviteur, […] toujours au service de quelque chose qui le dépasse et l’accomplit […], tel qu’il a été créé par Dieu à son image et ressemblance. […]

Il est appelé à devenir UIOS, fils dans l’Unique Fils de Dieu.

[…] Ce qui m’apparaît pouvoir être une véritable révolution dans nos vies, c’est de décider que ces choses que l’on sait, il s’agit de les vivre. […] [C’]est une responsabilité grave pour quiconque l’entrevoit. […] Elle est, en tout cas, l’une des conditions essentielles pour que toutes les autres transformations, évolutions ou révolutions, que notre raison historique nous fait estimer nécessaires, ne deviennent des impasses où des masses entières se trouveraient prises au piège.

[…] Quelle instance efficiente va mettre en œuvre la libération de PAIS de l’EGO qui le parasite, et ainsi préparer l’avènement d’UIOS ? Cette instance, […] appelons-le BOULÈ, de l’un des mots grecs qui signifient la volonté […]. Par les impasses de plus en plus douloureuses où se débat EGO, […] par l’aspiration de PAIS […] qui a quelque chose d’irrésistible parce que notre vitalité naturelle profonde va tout entière dans ce sens ; […] par l’espérance théologale de devenir UIOS, […] voici donc ma BOULÈ acquise à la cause de la transformation personnelle, ma volonté devenue « bonne volonté » pour faire quelque chose dans cette direction. J’insiste sur le faire : il s’agit d'[…] une praxis quotidienne.

[…] Laisser tomber EGO : […] ce que le christianisme appelle conversion (metanoia), […] « dépouiller » ou « déposer » le vieil homme (cfr Ep 4, 22). […] Grâce à ses complicités avec notre inconscient, il est tout à fait capable de se renforcer de ce par quoi nous voulons l’humilier et de s’engraisser de ce par quoi nous croyons l’affamer ! […] Mais en réalité, il y a dans EGO une faiblesse radicale : il ne survit qu’à coup de défenses. Dès que BOULÈ réussit à « laisser tomber » telle ou telle défense, EGO perd la face et je peux commencer déjà à m’identifier à PAIS.

[…] Je suis persuadé de l’unité psychosomatique de notre être (et même pneumo-pscyho-somatique !). Impossible donc de pratiquer sur le spirituel sans pratiquer sur le psychique et sans pratiquer sur le corps.

« Laissez tomber » les muscles du visage, ce que justement, on appelle le masque. […] « Laisser tomber » le poids du corps dans ce que les japonais appellent le hara (le lieu du ventre), afin d’asseoir notre être dans un véritable centre de gravité : notre être physique et, par entrainement, notre être psychique, […] c’est une mise en place de soi-même en position de force.

[…] De tels chemins impliquent une initiation qualifiée, mais enfin il est important de dire que certains exercices de silence, convenablement poursuivis, sont une manière efficace de laisser tomber EGO. Dans la ligne des pratiques plus traditionnelles et à la portée de tous, cet exercice peut se concevoir sous la forme de la recherche de la pureté d’intention. Pour qui n’a aucun connaissance de sa propre complexité intérieure, une telle recherche est illusoire et apparaît alambiquée, elle serait d’ailleurs vite retournée par EGO et à son profit. Mais pour celui qui a le discernement de son propre esprit, elle a un sens et est fort ardue à suivre.

[…] En tout cela, il s’agit de s’exercer. Exercice, le mot fait sourire et la chose répugne. […] Nos contemporains sont vite culpabilisés s’ils ont l’air de distraire, pour des pratiques apparemment sans utilité immédiate, des moments qu’ils disent devoir au service d’autrui, à leurs tâches, à leurs relations. […] Un type d’exercices qui, pour austères qu’ils paraissent, contribuent à long terme à nous équilibrer […] n’a de sens que s’il permet peu à peu d’étendre l’attitude correcte qu’il instaure jusqu’à tous les instants de la journée. […] Mais il ne s’agit pas pour autant de chemins contraignants et raboteux : l’ascèse authentique et utile est expérience d’élargissement, de plénitude, de joie réelle.

[…] Ce sont les mêmes exercices qui permettent de laisser tomber EGO et d’apprendre à se tenir de manière juste dans l’existence. Cette manière juste est avant tout une attitude de tout l’être (y compris du corps) qui consiste, appuyés sur une force intérieure qui nous est toujours donnée, à accueillir toute la réalité du moment et de la circonstance présente. Alors nous pouvons répondre à la situation par une action pertinente. Relisez l’Évangile et vous verrez qu’en effet Jésus a vécu ainsi.

Je parle d’une force intérieure qui nous est toujours donnée, je veux dire qui est toujours donnée à PAIS, pas à EGO. Car elle n’est donnée qu’à celui qui a dépassé les peurs, y compris celle de la mort ; à celui qui ne se recherche plus lui-même mais ne veut qu’être le parfait serviteur de la vocation qu’il a reçue. […] Son chemin devra passer par la souffrance, la défaite ou la mort, il franchira le passage en homme noble, de la manière juste, celle par laquelle encore il glorifiera Dieu.

[…] Notre ambition est à la fois plus haute et plus humble : restaurer en nous notre humanité simple et forte, à l’image de celle de Jésus de Nazareth. La force qu’expérimente PAIS n’est donc pas un pouvoir pour dominer ou triompher, mais une capacité d’accepter et de se situer correctement dans la conjoncture. Elle fait vivre dans le présent.

[…] Le temps me manque pour parler de la respiration comme lieu d’exercice possible (au sens défini plus haut) pour cette étape, et comme indice de la justesse de notre attitude. […] S’ouvrir à l’Esprit n’est pas, comme nous le croyons, une belle formule sans contenu possible, c’est un acte précis et qui s’exerce, notamment dans l’oraison.

[…] L’absence de Dieu pour notre EGO peut, si elle est ressentie avec souffrance et étonnement, conduire à la découverte qu’il s’agit peut-être de devenir un autre pour percevoir le Dieu toujours présent, toujours là quand on l’invoque, […] un Dieu à la fois moins immédiat […] et plus indéniablement proche.

[…] Cette transformation est l’œuvre de la grâce. Mais nous y coopérons par un oui des profondeurs. Ce oui, il faut le tenir (comme on parle en musique d’une note tenue par l’archet). Il se tient dans la fermeté d’un silence [qui] est comme une assise sur laquelle notre vie active peut s’édifier avec plus d’assurance et de sérénité.

[…] Comme nous avons besoin qu’on nous enseigne autre chose que des méditations paresseuses où l’on enfile simplement des « idées » comme les perles d’un collier, mais le chemin de l’esprit qui se distend au maximum pour appréhender ce qui lui est destiné et qui lui échappe, et qu’il ne percevra qu’après avoir trouvé la fissure qui conduit à la vérité par-delà le sens. Et qui donne un contenu expérimental au mot : adoration.

[…] Nous voyons bien quel moi doit mourir : l’EGO. Non pas que l’abnégation évangélique ne demande aussi à PAIS, un jour ou l’autre de sacrifier sa vie, mais PAIS est prêt en profondeur à cette éventualité-là  ; il peut vivre à fond et sans inquiétude ni culpabilité car il sait mourir, et il sait qu’il ressuscitera en UIOS. »

 

 

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