Une page blanche

UNE PAGE BLANCHE
Témoignage de confinement /30
par Pierre, de base 5 en tête-à-tête

L’autre soir, j’ai ouvert ma Bible au hasard et je suis tombé sur une page blanche. Étrange oracle pour ces temps troublés! Comme si face à l’impensable que nous vivons durant ces semaines, le Verbe lui-même en restait coi…  Et si cette angoisse de la page blanche nous renvoyait d’abord à nos propres responsabilités, nous appelant à tout repenser, à commencer par notre  propre vulnérabilité?  Beau sujet de dissertation. Vous avez 4 heures! Et bien plus s’il le faut et peut-être même autant que vous voudrez dans ce moment de dilatation de nos existences.

Alors ce confinement me direz vous, que de bonheur en perspective pour la base 5!
Le temps suspendu, les contacts limités, les gestes barrière, la distanciation sociale…,
finalement presque la routine….  C’est un peu comme si le lexique de la base 5 était devenu
soudainement le référentiel commun. Des semaines entières d’isolement, loin du monde,
des mondanités, des superficialités… Avoir enfin du temps, beaucoup de temps pour
simplement rentrer en soi.  Profite à fond, mon Pierrot, ce confinement-là, il est pour toi…!
Oui c’est peut-être ce qu’imaginent ceux pour qui la base 5 de l’Ennéagramme reste un
mystère, à commencer par celle qui partage ma vie: « le confinement c’est trop facile pour
toi… ».  Je ne voudrais pas parler à sa place, mais il semblerait en effet que vivre avec  5
confiné ne soit  pas franchement une sinécure… même quand on a en commun un sous-
type tête-à-tête.

Peut-être que cette expérience de confinement imposée permettra au moins aux personnes
de base 5 de se sentir un peu moins seuls, ou en tout cas mieux compris, notamment si
chacun peut  ressentir un tout petit peu ce que qui est en jeu dans ce  besoin de
distanciation qui nous caractérise.  Il ne nous rend nullement plus heureux, ce n’est ni un
choix, ni une fuite, et ce n’est surtout pas l’exercice d’une liberté. C’est simplement une
assignation.  Est-ce que maintenant vous comprenez ?

Mais pour moi ce confinement ne ressemble pas du tout à la  retraite intérieure paisible que certains pourraient  imaginer. D’abord parce que le traumatisme que nous vivons pose trop de questions à la fois. Ma réflexion est intense mais la machine tourne à vide. Le GPS
s’affole, sa cartographie n’est plus à jour, plus aucun itinéraire ne se profile. Bien que
surinformé, j’ai besoin de toujours plus d’informations… mais l’information a disparu dans le
bruit et la fureur: il n’y a plus que des injonctions ou des imprécations. D’ailleurs on nous l’a dit et répété : « nous sommes en guerre » et comme chacun sait, « la  première victime d’une
guerre, c’est la vérité » (Kipling). Alors oui, je me perds à réfléchir à ce qui nous arrive, à ce
que nous avons fait ou manqué de faire pour en arriver là (au passage, vous ne trouvez pas
étrange  que les pays plus touchés soient justement  les plus riches de la planète ?). Et comme tout le monde ou presque, je me lance dans ce grand jeu intellectuel consistant à
imaginer le monde d’après, débat  légitime et nécessaire, mais dans lequel chacun tend
à projeter son idéologie, ses phobies ou ses attachements. D’un côté, ceux qui
s’impatientent que tout redevienne très vite comme avant. L’histoire des grandes crises leur
donnera peut-être  raison, et on peut compter  sur les puissantes cordes de rappel de
l’économie financiarisée (j’en suis un modeste machiniste…), pour qu’elle se répète à
nouveau. De l’autre, ceux qui voient dans cette période une épreuve purificatrice ainsi que
les adeptes de la décroissance qui se frottent les mains en croyant  l’heure de la sobriété
heureuse enfin arrivée, sans se rendre compte que la débâcle économique qui vient va jeter
des millions de gens dans la misère. A l’arrivée, peut faudra-t-il seulement, comme dans Le Guépard, que tout change pour que rien ne change…

Mais il y a une autre raison pour laquelle je n’ai pas du tout le sentiment de vivre ce
confinement à la façon base 5, c’est que je suis totalement débordé.  Je vois ici ou là que
certains cherchent à occuper leurs journées et à tromper l’ennui par tous les moyens, et on
me dit que ce confinement serait une occasion unique pour vivre  de nouvelles expériences
(pratiquer le yoga, apprendre le mandarin, relire Guerre et paix…). Tu parles!  Dès  le
début, mon métier de banquier et les impératifs  de la gestion de crise m’ont  plongé au cœur
de cette incroyable tempête qui est en train de ruiner nos entreprises (mes clients !).
Devenu forçat du télétravail (un truc ultra-performant mais qui va achever de détruire, si on
n’y prend pas garde, la dimension du lien social attachée jusqu’ici à la valeur travail), mes
journées ne sont plus qu’un interminable chapelet de téléconférences.

C’est pour moi le grand paradoxe de cette période, car  se retrouver ainsi plongé dans
l’action, mu par un sentiment d’extrême urgence qui oblige à agir et agir vite, sans pouvoir
prendre le recul et le temps nécessaire de la réflexion, est une sensation bien étrange et
largement inconnue. On prend en 24 heures des décisions qui normalement demanderaient
des semaines d’études et d’analyses. Mais il n’y a pas le choix: face à la catastrophe qui
s’annonce, une seule solution: ouvrir à fond les robinets du crédit, et s’il le faut attaquer à la
hache la canalisation pour accélérer le débit, sans même savoir si cela sera suffisant,  si le
remède ne sera pas pire que le mal, et si je ne serai pas tôt ou tard  emporté moi aussi avec
mon entreprise dans la tourmente. C’est une expérience à la fois déstabilisante et grisante:
ressentir une exaltation secrète, une jubilation sourde (ben oui, sourde évidemment, on reste
dans la base 5 quand même, donc il faut rester calme…) en jouant le tout pour le tout, et puis découvrir enfin, de façon inattendue, que le sens peut jaillir autant de l’action que de la
réflexion.

Pour finir, je ne sais pas comment ni dans quel état nous allons sortir de cette période. C’est
évidemment angoissant mais je reste persuadé que la seule façon spirituellement
ajustée de vivre ce moment est de rester ouvert à l’inattendu. Voici le temps du
dépouillement, du fameux lâcher prise et de l’accueil de la nouveauté. « Car voici que je fais toutes choses nouvelles » (Ap 21, 5). Et à ce propos, l’autre soir, en ouvrant ma Bible, je suis tombé sur une page blanche…

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