Taillé pour la crise

TAILLÉ POUR LA CRISE
Témoignage de confinement / 2
par Nathan, de base 3 en tête-à-tête

Covid-19, le Président clame l’état de guerre. Une guerre avec des généraux incompétents comme au début de 14-18, voilà ce que m’a donné l’impression de cette drôle de guerre, avec une défaite annoncée. Dur pour ma base 3. Pas de logistique, pas de ressources, et un corps de bataille déjà exténué. Je le sais, je travaille dans un hôpital.

L’aubaine? Les premiers quinze jours. L’occasion de déployer toute l’énergie d’une équipe et d’assister à la transformation des équipes de chercheurs, de médecins spécialisés dans d’autres domaines que la virologie pour parer à l’urgence. La joie de tout réorganiser. Une fatigue écrasante aussi. L’élaboration de nouvelles initiatives dès les premiers jours – et bien avant qu’on en parle – pour les personnes dans les EHPAD, dont nous savions qu’elles seraient exposées singulièrement.

Le piège du surmenage est alors prêt à se refermer. Mais là, je le savais, étant un peu habitué par ma base à l’excitation (presque frénétique) que dope ce type de situation.

J’ai vu de belles choses qui m’ont aidé à prendre du recul sur la gloire, ce fameux « soleil des morts » dont parle Balzac. J’ai vu des médecins et infirmières se délasser, pratiquer le tai-shi pour se détendre. Je me suis arrêté pour les admirer après la nuit infernale vécue. Je pouvais me joindre à eux. J’ai refusé gentiment. Timidité? Non, je voulais admirer en silence les mouvements déliés, une sorte de communion fraternelle entre les membres des équipes qui s’unissaient dans une chorégraphie éblouissante dans le clair matin des jardins de la Pitié-Salpêtrière. C’était retrouver, pour moi, cette joie enfantine du regard qui découvre, admire et contemple la nature comme si c’était le premier matin du monde.

J’ai eu la faiblesse de ne pas m’arrêter assez longtemps, d’autres urgences me réclamaient. Toujours des urgences. Et je sais les résoudre avec une équipe formidable qui n’a pas compté son temps, ses heures, ses week-ends. Avec toujours ce risque de s’épuiser, d’être à bout de souffle, de dompter par sa volonté tenace le corps malgré des yeux boursouflés de fatigue. Pour une fois, peut-être plus que davantage, j’ai écouté mes proches qui me disaient de souffler, de me reposer. Atterrissage dans le corps étonnant.  Dormir mais garder un rythme exigeant. Dormir peu mais dormir tous les jours.

Lâcher prise aux angoisses et se dire qu’on ne pourra pas tout faire, être partout, que les forces sont comptées, les moyens contraints et que la créativité elle aussi à ses propres limites…

La relation entre mon type 3 et mon sous-type one-to-one, se trouve-t-elle affectée? Oui et non. Je continue à voir du monde, à travailler. Jamais autant travaillé d’ailleurs. Mais il y a cette distance que l’on observe. Un mètre ce n’est pas grand-chose mais c’est si loin de ceux avec qui j’ai besoin de mes shoots les yeux dans les yeux. J’en éprouve de la gêne et aucune conférence zoom, facetime ne remplace l’être, la complicité, le moment de qualité passé à table. Bien sûr, j’éprouve ces moments en famille, amis au travail, je suis finalement coincé. C’est frustrant. Et même si l’efficacité reprend le dessus, je sens sourdre une nostalgie du monde d’avant, celui de la poignée de main. Toujours cette nostalgie d’un lointain Paradis perdu? J’ai du mal à creuser, peut-être de peur de rencontrer des émotions trop fortes. La mélancolie est le poison de l’action. Mais toutes les émotions ne sont pas de la mélancolie. N’y a-t-il pas une forme d’inanité à contempler le creux, la béance? Bref, beaucoup de questions que je m’attache à disséquer les unes après les autres en essayant d’être le plus juste possible, sans me mentir à moi-même.

En famille, en couple par contre, c’est la joie d’avoir paradoxalement de meilleurs moments, de poser davantage les choses, de se ressourcer davantage. Je voudrais croire que pour l’ensemble de notre société, il y aura un avant et un après et que finalement, une forme d’ordre naturel reprendra le dessus. Et de cela, je doute.

Je voudrais croire pour moi, que mon travail sera le support de ma vie de famille et non pas l’inverse. Finalement, j’appelle cette réalisation de soi de tous mes vœux sans vraiment en discerner le chemin. A cet égard, j’aimerais un confinement plus long, pour me laisser assez de temps pour me transformer de l’intérieur. Parce que le confinement – même quand on travaille – reste un moment exceptionnel, étrange. Le temps s’est ralentit. Et j’aime ça malgré tout. Il y a cette tension permanente – plus prégnante – entre l’action et les moments pour souffler.

Et la vie spirituelle là-dedans? Plus profonde. Plus inquiète aussi. Plus dense. Plus visitée par des inspirations que je ne sais pas avoir de moi-même. Tôt levé, je peux admirer le lever du soleil et prendre du temps au calme, commencer doucement mon chapelet, suivre des yeux le jour naissant, ce printemps magnifique et simplement rendre grâce. Et surtout, surtout me taire et écouter Celui qui est le Maître de toute vie.

Je ne sais pas encore si j’ai pu mettre en place des choses nouvelles dans ma vie. C’est difficile à dire. Il faudrait plus de recul sur l’événement et un retour à une vie normale. Mais cette vie existera-t-elle? Après le Covid-19, d’autres combats, notamment celui de l’économie nous attendent. J’ai plutôt l’impression qu’après un premier choc, il faudra resserrer la jugulaire de son casque pour d’autres batailles. Cette crise fractionne et unit à la fois. De ces deux forces, laquelle sera la plus forte dans le temps? Ma ressource ici est de croire que l’on peut tout surmonter ensemble. Mais il faut s’assurer de la fiabilité des personnes (j’active ma flèche 6), les sonder. C’est un peu la pesée des âmes. Il faut négocier aussi, en permanence, se montrer à la fois ferme et compatissant (un peu de 9, mais pas trop quand même!)

Voilà ce que je puis dire de cette période étrange où l’on réalise des choses étonnantes avec une équipe soudée. Et où l’on prend aussi plus le temps de discuter ensemble paradoxalement, d’aller plus au fond des choses. Quelque chose de plus authentique, de plus vrai se dessine. Et je goûte une écoute nouvelle avec mes proches comme avec mes collaborateurs. Si nous n’avons gagné que cela, j’estime que c’est déjà un beau cadeau de cette crise, au-delà de la souffrance.

Alors, je sais que nous allons continuer à nous organiser, à rationaliser, à inventer. Mais ce qui est beau, et je prends le temps de m’arrêter pour le regarder, c’est que les femmes et les hommes ne sont pas les moyens de cette grande aventure collective, mais des personnes extraordinaires dans leurs doutes et dans leur action déterminée. Certains soirs, une grande tendresse pénètre mon âme pour ceux avec qui je vis au travail comme en famille, parce que j’éprouve enfin le sentiment plénier d’appartenir à une grande et si belle famille humaine.Si capable. Si généreuse.

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