Evagre et l’ennéagramme

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On évoque très souvent Evagre le Pontique comme un des précurseurs de la psychologie moderne et même de l’ennéagramme sans trop savoir de qui l’on parle et sans toujours replacer cela en contexte. Il me paraît important de citer la conclusion du livre Accompagner l’homme blessé d’un collectif de psychologue, coach et accompagnateur spirituel, le Groupe de Fontenelle (DDB)*. Nous y comprenons pourquoi Evagre apparaît si actuel et en quoi la démarche de connaissance de soi proposée par l’ennéagramme trouve un écho aujourd’hui en ce qu’il a mis en lueur dans la seconde moitié du IVème siècle.

Qui est Evagre ?

« Evagre le Pontique (345-399), qui appartient à la troisième génération des Pères du désert, connut un destin contradictoire à plus d’un égard: homme du monde, d’abord, puis humble moine au désert; tenu en grande estime de son vivant, puis discrédité bien longtemps après sa mort; père spirituel plein de compréhension et de bonté pour ses disciples, mais d’une rigueur sans compromis dans sa vie personnelle. Au cours des années qu’il passa  au désert, Evagre déploya une activité littéraire prodigieuse, hautement appréciée de ses très nombreux amis et disciples. On peut dire que son oeuvre littéraire permit de mettre en forme, de manière construite et systématique, la doctrine des Pères du désert. »

Un précurseur de la psychologie contemporaine dans la découverte de la notion de blessure

« En lisant ses ouvrages, on est frappé par la finesse de son analyse psychologique et par sa connaissance hors du commun des grands principes de la vie spirituelle. On pourrait lire, à ce sujet, le beau petit livre du Père Anselm Grün, Aux prises avec le mal. Le combat contre les démons dans le monachisme des origines. Dans cet ouvrage, qui fut le premier de ses livres, A. Grün fait une étude comparative d’Evagre et de Carl Jung, démontrant qu’Evagre connait déjà, au IVè siècle, tous les principes de ce que l’on appellera la psychanalyse. Voilà pourquoi il me semble intéressant de nous arrêter à ce qui est sans doute le point central de la doctrine d’Evagre et qui touche directement le thème de l’homme blessé, même si le mot blessure n’apparaît pas, à savoir: le thème des maladies spirituelles ou maladies de l’âme. Nous allons voir à quel point cette doctrine est d’une extraordinaire actualité. »

La sémantique médiévale de la maladie et notamment de la maladie spirituelle, et sa distinction du péché, constitue un bel éclairage dans la démarche de connaissance de soi.

« Si le terme de blessure nous l’avons dit, apparaît peu dans la littérature patristique et spirituelle, le vocabulaire médical, en revanche, est extrêmement abondant, tout particulièrement dans la littérature monastique. Il suffit ici de mentionner deux auteurs fondamentaux: Jean Cassien (360-433) en Orient et saint Benoît (480-547) en Occident. Pour tous ces auteurs, le vocabulaire médical possède une ambiguïté qui le rend particulièrement intéressant: en effet, il permet de mentionner à la fois ce qui touche au domaine physique et psychologique et ce qui touche au domaine spirituel. Habituellement, en effet, lorsqu’il est question de malade ou de maladie, il s’agit du pécheur et du péché, selon cette parole du Christ: « Ce ne sont pas les bien portants qui ont besoin du médecin, mais les pécheurs; je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs, pour qu’ils se convertissent » (Lc 5, 31-32). Néanmoins, il ne faut pas en conclure que, dans la littérature monastique, la maladie spirituelle est à identifier purement et simplement avec le péché. En effet, lorsqu’on parle de maladie, on pense plutôt à quelque chose dont on n’est pas responsable, mais dont on est victime. Voilà pourquoi, la maladie spirituelle se présente souvent comme une épreuve, une tentation, et n’est considérée comme un péché qu’à partir du moment où il y a responsabilité, consentement. Evagre le dit fort bien: « Que les pensées mauvaises troublent l’âme ou ne la trouble pas, cela ne dépend pas de nous; mais qu’elle s’attardent  ou ne s’attardent pas, qu’elles déclenchent les passions ou ne les déclenchent pas, voilà qui dépend de nous. » »

Passions, maladies spirituelles, blessures de l’âme…

« Evagre emploie ici un mot qui signifie mauvaises pensées (logismoi en grec), mais il parle aussi très souvent de démons, car il considère que les mauvaises pensées sont inspirées par les démons. Ailleurs, il parle aussi de passions, de maladies spirituelles ou de maladies de l’âme. Nous pourrions, nous autres, parler de blessures, dans le sens analogique que nous avons précisé dans le premier chapitre. Nous voyons donc que, pour les moines du désert, les maladies spirituelles sont comme à la frontière entre le psychique et le spirituel, dans ce sens que, bien souvent, le démon qui les inspire profite d’une faiblesse physique ou psychologique pour toucher le domaine spirituel, à savoir la relation entre l’âme et Dieu. D’ailleurs, Evagre établit sa classification des maladies de l’âme d’après la psychologie humaine et les divers stades de la vie spirituelle. Le propre des maladies de l’âme est que ce sont des blessures qui ne viennent pas de l’extérieur, mais de l’intérieur, et touchent notre relation à Dieu, avec des répercussions sur nos relations aux autres et notre relation à nous-mêmes.

Disons un petit mot de la théorie des maladies spirituelles ou mauvaises pensées développées par Evagre le Pontique. L’origine de cette doctrine vient d’un texte biblique, le début du chapitre 7 du Deutéronome, qui donne la liste des peuples qu’Israël doit combattre avant de pouvoir entrer en Terre promise. Voici cette liste: les Hittites, les Girgashites, les Armorites, les Cananéens, les Perizzites, les Hivvites et les Jéubuzéens (Dt 7,1). Sept peuples, auxquels il faut ajouter l’Egypte, qu’Israël a quittée en partant au désert. Au total, huit peuples, huit ennemis que le peuple d’Israël doit combattre avant d’entrer dans la terre que Dieu lui a promise.

Huit blessures de l’âme: une cartographie de l’intime et de la psyché

Pour toute la tradition spirituelle de l’Eglise, la vie chrétienne est, elle aussi, une marche au désert. Nous avons quitté l’Egypte (c’est-à-dire la terre du péché) par la traversée de la mer Rouge (c’est-à-dire par le baptême), et nous avons commencé alors un itinéraire spirituel qui durera toute notre vie et qu’on peut assimiler à un véritable pélerinage dans le désert. Pour pouvoir entrer dans la Terre promise (c’est-à-dire dans la vie éternelle), nous devons combattre nos ennemis. Ces huit nations énumérées dans le livre du Deutéronome symbolisent huit ennemis de l’âme, huit maladies spirituelles (nous pourrions dire huit blessures spirituelles) qu’il nous faut combattre avant de vivre l’union définitive avec Dieu. Ces pensées ou blessures de l’âme sont appelées par Evagre génériques, dans le sens qu’elles comprennent, en elles, toutes les autres maladies, lesquelles découlent toutes, d’une manière ou d’une autre, de ces huit maladies principales. La pire de ces nations, c’est l’Egypte; le pire des ennemis, c’est l’orgueil, qui sera toujours mentionné par Evagre au terme de sa liste. Avant lui, sept autres mauvaises pensées ou maladies de l’âme nous font la guerre: « Huit sont en toutes les pensées génériques qui comprennent toutes les pensées: la première est celle de la gourmandise, puis vient celle de la fornication (ou luxure), la troisième est celle de l’avarice (ou appât du gain), la quatrième celle de la tristesse, la cinquième celle de la colère, la sixième celle de l’acédie, la septième celle de la vaine gloire (ou vanité), la huitième celle de l’orgueil. »

Evagre est le premier à présenter ces maladies de l’âme toujours dans le même ordre, l’orgueil arrivant en fin de liste. Il est possible de déchiffrer, dans cette ordonnance, une gradation ascendante des passions qui se raffinent progressivement. Les maladies mentionnées en premier lieu, gourmandise et fornication, sont celles contre lesquelles le moine a d’abord principalement à lutter; la colère et la tristesse sévissent surtout quand le moine, ayant vaincu les passions charnelles, avance dans la vie spirituelle; les maladies que sont la vanité et l’orgueil se manifestent surtout quand les autres se sont retirées et elles menacent davantage le moine qui a bien progressé dans la vie spirituelle. Mais, parmi toutes ces blessures, il en est une qui est particulièrement redoutable, car elle se situe à l’intersection entre le charnel et le spirituel: c’est l’acédie, ou démon de midi, qui touche à la fois le corps et l’âme, profitant d’une faiblesse du corps pour attaquer l’âme.

Evagre mentionne, par ailleurs, qu’il y a un enchaînement entre les pensées: la gourmandise, par exemple, nous incline à la luxure, laquelle va nécessiter de l’argent pour s’exercer (Evagre pense à la fréquentation des prostituées), d’où l’appât du gain; mais si l’on n’a pas d’argent, on va tomber dans la tristesse, puis dans la colère, l’acédie, etc. »

Une typologie qui n’a pas pris une ride et dont l’universalité est criante

« L’actualité de ces maladies spirituelles est criante. Si nous observons notre société, nous découvrons que ces huit blessures spirituelles correspondent à tout ce que cette société promeut ou exalte: le manger et le boire, le sexe, l’argent, la révolte, le paraître, le pouvoir… Voilà en réalité, des blessures qui atteignent très profondément le cœur humain et qui, de manière subtile, touchent toutes les dimensions de la personne: le corps, l’âme et le cœur profond, pour reprendre la terminologie ternaire mentionnée plus haut. »

A l’origine de la typologie des péchés capitaux

« Disons aussi que cette doctrine évagrienne des pensées mauvaises a connu un succès extraordinaire dans la Tradition, aussi bien en Orient qu’en Occident, où Jean Cassien l’introduira après la mort d’Evagre. Approfondie, développée au fil des siècles, cette doctrine sera la clé de voûte de toute la littérature spirituelle du Moyen-Age, qui modifiera un peu le vocabulaire en faisant, de chacune de ces blessures de l’âme, un péché dénommé capital (du mot latin caput, la tête), parce qu’il entraîne, derrière lui d’autres péchés. L’expression péchés capitaux n’indique donc pas la gravité, mais l’aptitude de ces péchés à en engendrer d’autres, ce qui leur donne un caractère particulièrement redoutable. »

Un itinéraire proposé pour chaque blessure

« Qu’en est-il alors de l’homme touché par ces blessure? Quel chemin s’ouvre pour lui? Evagre propose un itinéraire spirituel pour lutter contre les mauvaises pensées et parvenir à la pureté de l’âme, qu’il appelle l’impassibilité et qu’il définit comme « le retour à la santé de l’âme ». Cet itinéraire de guérison ou de purification comporte plusieurs étapes: tout d’abord, l’attention à soi-même pour démasquer la pensée mauvaise et les mécanismes qu’elle met en branle pour nous troubler; ensuite, il s’agit de nommer la pensée, de manière à prendre de la distance par rapport à elle; enfin, il s’agit de lancer contre la pensée quelques versets de l’Ecriture qui, comme des flèches, vont la transpercer et la détruire avant qu’elle ait pu nous entraîner au péché.

Comme nous l’avons dit, l’histoire du salut racontée par la Bible est notre histoire à chacun. Par le péché des origines – l’orgueil qui a conduit nos premiers parents à vouloir devenir Dieu par leurs propres forces -, chacun de nous fut prisonnier en Egypte, sous la domination de Pharaon. Par le baptême, nous avons été délivrés de l’orgueil et nous avons fait mourir, dans les eaux vives, ce qui nous séparait radicalement de Dieu, et nous avons commencé un itinéraire à travers le désert de ce monde, un itinéraire où d’autres maladies nous guettent. C’est pourquoi, bien que radicalement sauvés par le Christ, nous faisons l’expérience que nous restons blessés, entravés, par toutes sortes de tendances mauvaises qui nous font la guerre, et que nous avons un combat spirituel à mener. »

Il n’y a évidemment pas de lien direct entre les neuf types de l’ennéagramme et la typologie d’Evagre. Et pourtant certaines correspondances sont frappantes et ne peuvent trouver leur raison d’être que dans le cœur de l’homme où les deux études se rejoignent.

Pour l’ennéagramme en effet, la personne est marqué par une passion dominante que, dans une filiation aristotélicienne, je préfère appeler excès de passion. Cet excès de passion constitue une maladie de l’âme caractéristique du profil de cette personne. En cultivant la vertu de son profil, elle pourra tendre à toutes les vertus selon la connexion entre les vertus thomasienne.

Nous passons de huit à neuf types mais les moyens du combat spirituel prônés par Evagre a des points communs avec celui de la Tradition Orale de l’Ennéagramme: l’obervateur intérieur qui consiste aussi à porter « attention à soi-même » (l’ennéagramme dirait « prendre conscience ») et nommer.

Car l’ennéagramme nomme, avec cet excès, le lieu même de notre fragilité principale. Mais il reconnaît en même temps la possibilité d’un chemin permettant de libérer un talent propre par l’exercice d’une vertu principale. Reconnaître ce qui est en nous blessé, c’est en même temps nous permettre de découvrir notre don. Car c’est au même endroit que nous sommes le plus béni et le plus attaqué, le plus pécheur et le plus comblé. C’est reconnaître le lieu où Dieu nous a voulu et où Il nous attend. 

*Pour aller plus loin: Accompagner l’homme blessé, Groupe de Fontenelle, DDB,

 

Une réflexion sur « Evagre et l’ennéagramme »

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